Le monde du vélo est en plein chaos. La saison 2006 a été pire que la précédente et celle qui s’annonce a des contours toujours bien flous. La liste complète et définitive des équipes Pro Tour pour 2007 n’est pas encore arrêtée, même si les transferts sont, eux, quasiment terminés. La Française des Jeux sait en tout cas qu’elle doit rayer de son effectif le nom d’Éric Leblacher. Après cinq saisons passées en pro, cet équipier de vingt-huit ans a décidé de « donner un nouveau sens à sa vie ». Il raccroche sans dégoût ni regret, motivé par l’envie d’une reconversion réussie. Son amour pour le vélo reste intact. Et son témoignage plein d’espoir.

Huit mois que ça tourbillonnait dans sa tête. Huit mois à peser le pour et le contre. Sa décision devenait irrévocable. ll fallait que ça sorte. C’était le 28 juillet dernier, à 15 h 30. Eric Leblacher compose le numéro de Marc Madiot, son directeur sportif à la Française des Jeux. Une pointe d’anxiété dans la voix: « Marc, il faut que je te voie. » Une demi-heure plus tard – le temps d’aller de Meaux, où le coureur habite, à Moussy-le-Vieux, au siège de la FDJ -, Leblacher pénètre dans le bureau du patron. Il remarque la présence du comptable. « Marc pensait que je venais demander une augmentation », sourit-il aujourd’hui. « Marc, je dois te dire quelque chose, mais tu ne t’y attends pas. » Madiot fronce les sourcils, s’assoit et écoute. « Voilà, je vais arrêter ma carrière.» Et le volubile Leblacher de se lancer dans une tirade plus ou moins improvisée sur les raisons qui le poussent à quitter le monde du cyclisme professionnel après cinq ans de carrière. A la fin, Madiot, subjugué, convaincu, n’a qu’un mot: « respect » . Puis ils sablent le champagne.

Abreuvé d’images cyclistes dès le plus jeune âge par le biais d’un père passionné et ancien coureur amateurs, Eric Leblacher nourrissait un rêve simple au moment de démarrer le vélo, à sept ans, à l’ESC Meaux: accéder un jour à la Division Nationale (amateurs). « Devenir pro était alors un truc de fou. » En 2002, « l’inimaginable » se produit pourtant: il passe pro au Crédit Agricole Espoirs, puis poursuit sa carrière d’honorable baroudeur-grimpeur au Crédit Agricole, « où humainement ce n’était pas l’idéal, où t’es vite considéré comme un pion, un bouche-trou et où finalement tu te fais jeter alors que tu t’es cassé deux fois la clavicule la même année », avant d’accomplir sa dernière saison, sa meilleure, à la Française des Jeux, où, « on sent la flamme ».

Alors, pourquoi ce choix? Pourquoi Leblacher, équipier enthousiaste et apprécié, a-t-il décidé de mettre un terme à sa carrière cycliste à vingt-huit ans, comme ça, de manière inattendue, alors que son contrat allait être prolongé de deux ans et revalorisé? Une raison, une seule vient fatalement à l’esprit: le contexte délétère dans lequel se débat le cyclisme a sans doute eu raison des velléités du jeune homme. « Faux et archifaux, martèle- t-il. Les histoires de dopage n’ont rien à voir avec ma décision. Le dopage ne m’a pas empêché de gagner à Bessèges (3è étape, début février, sa seule victoire chez les pros). Le dopage a peut-être fait que je sautais plus tôt dans les cols, mais moi, dans mon créneau d’attaquant, ça ne m’a pas empêché de m’échapper, de faire trente-troisième du dernier Tour d’Espagne, de pratiquer le vélo que j’aime. Ce contexte ne m’a jamais atteint au moral jamais! la raison est tout autre: je souhaitais donner un nouveau sens à ma vie.» Ayant pris soudain conscience que « le bonheur d’un cycliste pro est éphémère», Leblacher a traduit sa réflexion en mots pour la première fois le 30 janvier dernier, à la veille du Grand Prix d’Ouverture La Marseillaise. Son souvenir est précis, il a conservé le texto envoyé ce jour-là à son épouse, Stéphanie: « J’arrêterai à la fin de la saison. » Confirmation, quelques jours plus tard: « Quand j’ai gagné à Bessèges, je m’étais dit: je ne reviendrai pas là l’an prochain. Je savais déjà. »

Dix ans que le cyclisme rythmait sa vie depuis ses débuts en amateurs. « J’ai même eu un enfant en fonction du vélo! On a fait en sorte que Lola (bientôt deux ans) naisse en décembre…» C’en était trop. « J’ai eu l’immense bonheur d’assouvir ma passion au plus haut niveau pendant cinq ans. J’ai réalisé mon rêve de gamin. Mais, quand le cyclisme pro s’arrête, qu’est-ce qu’il te reste? Rien, à part ce que tu as construit autour. Il était temps de penser à mon épouse, à ma fille, à ma reconversion. Pour moi, être chez les pros, c’est comme être dans un train. Tu vois les paysages défiler, c’est joli, mais tu sais qu’à un moment ça va s’arrêter dans une gare. Soit tu attends le terminus, parce que tu es trop vieux, que tu n’as aucune idée pour ta reconversion ou que tu es seulement motivé par un bon salaire, soit tu actionnes la sonnette pour descendre parce que tu penses à ton avenir. C’est ce que j’ai fait. J’ai juste devancé l’appel.» Ce à quoi Marc Madiot a répondu « respect »

Leblacher s’interroge alors: « Mais respect de quoi, au juste? On est tous acteurs de sa propre vie. Ma décision est tout à fait personnelle et n’a absolument pas valeur d’exemple. Même si pour moi – je le dis sans aucune méchanceté – Marc n’est pas un exemple de bonheur de vie. Il a tout dédié au vélo. Or la vie, ce n’est pas que ça. »

Leblacher ne s’en cache pas. Une fois son choix annoncé, il craignait un peu la réaction des autres. De ses coéquipiers, de ses collègues, des supporters. Seraient-ils prêts à le comprendre? « Car on ne quitte pas la famille comme ça. » La plupart en étaient persuadés: ce doux rêveur de Leblacher, cet attendrissant hédoniste allait revenir sur la droite route, pédaler sans moufter jusqu’à trente-cinq ans, une fois refoulées ses angoisses existentielles passagères. Sa quête d’un bonheur hors du cyclisme pro allait forcément fondre au contact de la Vuelta, fin août. Sa trente-troisième place au classement général, sa motivation jamais démentie tout au long des trois semaines de course, ses belles prestations en montagne, en apportaient d’ailleurs la preuve éclatante… Grossière erreur. « Aurait-il fallu que je ne sois pas bon, que j’abandonne la Vuelta au bout de quatre étapes, que je ne me donne pas à fond pour que ma décision d’arrêter soit mieux comprise? questionne Leblacher. Tout le monde croyait, à ce moment-là, que j’avais changé d’avis. » Madiot le premier, qui lui propose, fin septembre, un doublement de son salaire pour 2007 (de 2 500 euros à 5 000 euros net par mois). Évidemment, ça fait réfléchir. « On a passé toute une soirée avec ma femme. On a refait le tri. Et, finalement, la seule chose qui est restée du côté « je n’arrête pas », c’est l’argent. Ce n’était donc pas une raison suffisante. »

Son avenir, sa reconversion, son épanouissement personnel prévalaient. « Etre pro, c’est se retrouver dans une bulle épaisse, trop épaisse, où tu es déconnecté de tout. Or je me sentais un peu différent, explique-t-il. Un vrai pro, c’est quelqu’un qui part cent quarante jours de chez lui sans scrupule, qui n’a pas d’attache, qui vit dans une forme d’égoisme. Si être pro, c’est rester allongé sur le canapé après la sortie d’entraÎnement pour reposer ses jambes et ne pas faire ses courses chez Leclerc ou donner le bain à sa fille, ce n’est pas la vraie vie. Je veux revenir à la vraie vie. »

Leblacher a suivi avec une acuité particulière le récent procès de Marc CécilIon, qui a soulevé, au-delà du drame, la question de la reconversion du sportif de haut niveau. « C’est quelque chose qui fait peur et personne ne nous en parle. » lui, il a un projet pour lequel il a déjà noué divers contacts: décrocher un emploi dans une collectivité territoriale, une mairie, « m’épanouir dans un vrai travail, car je n’ai jamais considéré le vélo comme un métier ou un gagne-pain, mais comme un sport. D’ailleurs, je n’arrête pas le vélo. Je continuerai à en faire au niveau régional dans le même esprit, pour mon plaisir. Le vélo va occuper une nouvelle place dans ma vie. Mais il n’occupera plus toute la place. »

Le 14 octobre dernier, Eric Leblacher a disputé son ultime compétition professionnelle au Tour de Lombardie. « Ça ne m’a rien fait. » Depuis, il continue à s’entraîner joyeusement tous les jours. « Je suis payé pour faire du vélo jusqu’au 31 décembre », rappelle-t-il, un brin amusé, mais refuse de remettre le maillot de la Française des Jeux dans une course, quelle qu’elle soit: « Je ne voudrais pas que ça ressemble à une tournée d’adieux stupide, car je ne pars pas en retraite, je déteste ce mot. » Il attendra donc l’année prochaine pour recourir (dès le 7 janvier, un cyclo-cross à Deuil-la-Barre), sous les couleurs du club de Meaux (sa 23e licence), dans lequel il a recommencé à s’investir ces dernières semaines. « Là, ça sent le vélo! frétille-t-il. D’ailleurs, le spectateur passionné va peut-être finir par préférer la course du coin où ça sent la saucisse plutôt que les courses pros, où tout le monde est coupé de tout. Depuis qu’il y a les bus, nous, coureurs, on n’est plus au cul des bagnoles, on descend au dernier moment, c’est frustrant pour le public. En plus, ça fait champion, c’est ridicule. »

Et Leblacher d’évoquer plus précisément le contexte actuel. « Ce n’est pas surprenant que le public nous traite de dopés. Faut le comprendre. C’est l’actualité. Or l’avenir du cyclisme est conditionné par ce problème du dopage. Soit on s’en accommode, on relâche un peu la pression et, dans ces cas-là, ça peut aller très mal. Soit on cherche, on trouve, ça fait éclater les affaires et le public et les sponsors peuvent finir par se lasser. Quand je vois que Basso revient, on marche sérieusement sur la tête. Qui trinque encore? Les coureurs propres. Alors, je ne dirais pas que le cyclisme professionnel est mal barré, mais, sincèrement, je ne vois pas la solution. En tout cas, c’est aux coureurs de le sauver. A eux aussi, d’être plus passionnés pal leur sport! »

Ainsi, Éric Leblacher quitte le milieu pro sans dégoût, ni lassitude. Sans amertume, ni regret. la passion intacte. Tout juste déplore-t-il le fait de ne jamais avoir participé au Tour de France,« mais ce n’était pas une fin en soi, le Tour ne m’a jamais fait rêver en tant que tel. Ce qui me faisait rêver c’était d’être pro, c’est-à-dire de pouvoir participer à toutes les courses que je suivais à la télé quand j’étais gamin. »

La semaine dernière, il a racheté son propre vélo à la Française des Jeux. Il se dit heureux, prêt à se lancer dans « Une nouvelle saison », faite de Marmotte (la grande « cyclo ) de début juillet à l’Alpe-d’Huez) et d’Étape de légende (Strasbourg-Ballon d’Alsace, 1ère édition le 23 septembre 2007), des épreuves de masse qui « m’excitent autant que le Dauphiné Libéré, assure t-il, les yeux brillants. Je veux encore sentir cette petite boule au ventre au départ des courses. Et j’espère bien encore gagner! »

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Le 14 octobre, à Mendrisio en Suisse, Eric Leblacher accrochait son dernier dossard sur son maillot de la Française des Jeux pour prendre le départ du Tour de Lombardie, sa dernière course chez les professionnels.

JÉRÉMIE ARBONA
L’Equipe (2006-11-23)

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